Fortunio
Le dernier des Belluaires
Il fut célèbre … Adulé. Fréquenta et fut l’objet d’invitation de personnages tenant le haut du pavé, connut la Troisième… la République de Weimar, les princes russes, certains aristocrates anglais et français, les titis parisiens, les célébrités du Music-hall et une foule de gens…
Un profil de médaille, la chevelure des Celtes, le corps façonné par l’acrobatie ,la gymnastique, le sport et la lutte pratiqués dès l’âge de cinq ans.
De places de villages à celles des Foires célèbres en Ménageries, dans les dernières années du XIXe , de Marseille, Troyes, Rouen ou Lille et à partir de 1900 Paris ,lui et ses deux cousins se forgèrent une place dans le “métier forain“ artistique et dans la boxe à la française que l’on appela aussi “ Art de la savate“ [1].Volant de ses propres ailes à l’âge de vingt ans passés, il s’inventa, les circonstances étant, une autre destinée : le travail avec les animaux.
Puis vint Gabrielle-que nous apprendrons connaître dans le cours de ce récit-et l’étoile brilla au firmament des vraies vedettes. L’enfant de la balle[2] entra dans l’univers des Grands Cirques fixes légendaires en engagements de Moscou, Saint Petersbourg[3] Lisbonne, Madrid Budapest ou Berlin et enfin Paris où il fit la réouverture du Cirque d’Hiver en vedette en 1923 aux côté du Capitaine Wall et ses crocodiles . La foule courut plus de vingt ans voir cette attraction inimaginable aujourd’hui :
La course à la mort au dessus des lions
Sous titrée un temps : Dix minutes de terreur !
Une cage circulaire de cinq mètres de diamètre, à son sommet une piste circulaire faite de lattes de bois inclinée, sur laquelle deux cyclistes tournaient au dessus des quatre lions jouant domptés/dressés et complices .Animaux sauvages arrivés d’Afrique. Un ballet sauvage inné et libre qui pouvait avoir la couleur du jour, le rythme du caprice, la saveur d’une colère de l’un ou l’autre des participants. Entre eux et l’ homme de belle taille pour l’époque,[4] sanglé d’ un uniforme noir à brandebourgs,[5] chambrière en main , nul accessoire tel que tabouret ou cerceau, se nouaient comme en un éclair fugitif et intense, la complicité d’une joute mystérieuse respectant la force et la noblesse de chacun.
Dix minutes de sauts, de roulades en rondades, de lancés de pattes en départs coursés, de côtoiement parfois électriques et de course ponctuées de prise de virage , de freinages sur les quatre membres auréolés de poussière… L’apparence d’un jeu ! D’un échange de blagues et de niches, de crâneries et de bravades pour grand chats ? Les quatre lions, deux mâles et deux femelles, sur les pattes arrière lançant leur tête, ouvrant grand la gueule et rugissant, ayant impressionné le public et fait rire de peurs les plus sensibles, repartaient dans le couloir pour filer vers leur cage.
Et de recommencer une heure plus tard.[6]
Ce sera le cas pour l’attraction donnée sur les foires et le plein air.
Après la deuxième période, dans les engagements pour les cirques, les cyclistes disparurent du numéro qui se poursuivit prenant un autre tour, tout aussi passionnant.
Un spectateur dit un jour : je reviens voir ce numéro pour saisir exactement la manœuvre de sortie des lions. Et je n’ai pas encore compris au bout d’une semaine !
Suivons le cheminement de la carrière plus en détail, je tracerai les grandes lignes, vie privée/ vie publique avec les rencontres charpenté sa vie artistique.
La variété du spectacle, son renouvellement comme ses éléments de base immuables provenaient de l’humeur des animaux, de leur capacité à s’accorder par leurs jeux et du fait qu’aucune véritable obligation de geste ne leur soit imposée, comme de l’approche du dompteur et de son métier. Ce qui passionnait les spectateurs et faisait qu’ils revinrent, résidait dans cette amplitude d’initiative qui pouvait renverser tout ou partie des données du spectacle du jour selon des critères limités à la liberté “surveillée “ d’animaux sauvages. Les lions de Fortunio en dehors des “entrées de cage“[7] ne furent jamais exposés aux visites. Ils étaient certes en captivité mais les quatre ensemble dans la journée en dehors des repas pour lesquels des grilles de séparation étaient insérées afin d’éviter les disputes. Le caractère combatif se défoulait au cours des numéros .Les conditions de vie de ces animaux étaient pour l’époque les meilleures possibles. Elles découlaient d’un souci permanent de la part du dompteur. Toujours peser et penser le travail en fonction des évènements et de l’état des choses. Peu avant d’entrer en cage cet homme, qui fut avant tout un sportif et un homme instinctivement proche du monde animal de par son enfance campagnarde, concentrait son attention et ses sens sur ce qu’il allait faire et comment. La fantaisie ne pouvait sourdre que des animaux mais jamais de leur mentor.
Seules les passes et les règles de la tauromachie [8] avec son respect du caractère, de la personnalité animale et sa conduite des échanges entre animaux , la Makheia grecque, le combat sans le meurtre final , peuvent donner une idée de ce que fut cette attraction.
Bien nourris et toujours tenus à l’écart du bruit la nuit, les lions se renouvelèrent à peu près tous les huit ans. Les noms se répétèrent d’une génération à l’autre Atos, Portos, Olga… Champion .Je ne suis pas parvenue à retrouver le nom de la deuxième lionne, mais je ne désespère pas ! J’ai la preuve[9] d’au moins une naissance en captivité (avec photo à l’appui). Mais la réserve dans laquelle les gens du voyage tenaient certains détails ne permet pas de raconter la vie de ces animaux dont je puis rapporter d’après les dires et écrits de Gabrielle ma chère grand mère et ma mère Angélina[10] qu’ils étaient en parfaite santé, surveillé par des vétérinaires et soigneurs et que Fortunio travailla avec les mêmes animaux souvent plus de dix ans.
Sans cela il n’y aurait pas eu de numéro pas plus que de dompteur.
La carrière initiée à peu près vers les 1900 s’acheva en 1930.
Fortuné (Hyppolyte) Létang ne fut blessé (légèrement) que trois fois.
Il se retira à Melun en Seine et Marne. Sa mort remonterait sans doute à 1943.[11]
Son père Louis Létang gymnaste, équilibriste, époux d’une danseuse de corde également gymnaste, appartenait comme lui d’une lignée d’écuyers et d’acrobates.
On a raconté dans la famille que, l’un des ancêtres de Louis, un certain André étant postillon de profession[12] et conduisait habituellement ses trois chevaux à l’abreuvoir monté debout une jambe sur chaque train arrière d’un cheval. Ce qui faisait l’attraction du relais de Poste et marqua son avenir.
Il aurait dû [13] être le postillon de service de la Male poste du Courrier de Lyon le fameux soir. Mais un de ses enfants étant malade ce fut son collègue Audebert coutumier de la ligne qui assura le service et fut assassiné. Ceci ne faisant qu’indiquer que population laborieuse des métiers et gens de spectacle se côtoyaient de lignées en familles venant de villes ou campagnes proches des grandes cités.
Cependant il ne faut pas se figurer que les gens de la balle, les banquistes et les artistes forains soient à mélanger de manière systématiques. Certains arrivèrent de pays comme l’Italie, la Hongrie, l’Allemagne, la Russie et la Suisse terres propices aux dressages des chevaux et où aux activités artistiques foraines.
Louis Létang descendait d’une famille en grande partie sédentaire, mais ayant pour métier de père, mère en fils et fille l’art équestre et la gymnastique. La famille possédait une maison peut être en Normandie pour le père, son épouse serait originaire de Seine et Marne puisque les parents de Louis, en recueillant le fils (Fortuné) unique de leur fils à sa mort, ayant suivi celle le la mère du petit, s’y retirèrent définitivement lorsque ce jeune Fortuné prit engagement dans une Ménagerie aux alentours de ses quinze ans.
Je vous propose donc pour le moment-car des recherches généalogiques sont toujours en cours- de vous tracer cette carrière avec les éléments que je possède.
Si de nouvelles données me sont apportées par la suite…Il n’en sera que mieux.
Amalthée 20 Avril 2015
[1] Sport de défense dérivé de l’escrime dont il existe toujours une vigoureuse fédération nationale aujourd’hui.
[2] Ce terme servait à désigner un artiste de cirque, comédien, jongleur, né de parents du même métier. Selon Furetère viendrait du Jeu de Paume, selon d’autres et plus tard la balle serait le lot de marchandise des mercerots ou marchands ambulants.
[3] Avant la Révolution d’octobre
[4] 1m80
[5] Nous verrons qu’il adoptera une tenue copiée sur celle de certains jeux du cirque antiques avec peau de panthère à un moment de sa carrière
[6] Sauf pour les représentations de cirque fixe, les horaires alors étaient ceux des représentations classiques
[7] On désigne ainsi l’attraction donnée en public
[8] Je laisse au spécialiste de cet art le soin de la notation des styles et des mots appropriés.
[9] Photo d’une lionne et de son petit
[10] Gabrielle, la mère d’Angélina, fille du dompteur Fortunio 1906-1987
[11] J’attends de l’État civil la confirmation de la date (1943) que la mairie de Melun ne semble pas pouvoir me confirmer et que ma mère donnait.
[12] Vers 1780
[13] 8 à 09 Floréal de l’An IV (27 au 28 avril 1796)