Luigi Dallapiccola : Le Prisonnier
Bela Bartók : Le Château de Barbe Bleue
Un dimanche d’automne frisquet pour une après midi de rêve à l’opéra !
Deux pièces (une heure chacune) écrites sur la ligne de notre époque de crise.
Les deux compositeurs étant originaires par leur naissance de province de l’empire d’Autriche –Hongrie disparu en 1919 lors du Traité de Versailles.
Luigi Dallapiccola en 1904 en Istrie, devenue aujourd’hui la Croatie.
Bela Bartók En 1881 en Hongrie à Banat, là où les influences hongroises, slovaques et roumaines circulent.
Tous deux connaissent l’exil , Dallapiccola avec ses parents exilés dès la fin de la guerre de 14/18 à Graz, puis lui même s’établissant à Florence .Bela Bartók s’exile volontairement aux USA après un ultime concert à Budapest en Août 1940.. Il s’y éteint en 1945.
Le Prisonnier, Il Prigioniero, composé par Dallapiccola est créé à la radio de Turin en 1949 par Hermann Scherchen et sur la scène au Mai Musical Florentin en 1950(20 Mai).
Deux œuvres littéraires ont influencé le compositeur : La Torture par l’espérance de Villiers de l’Isle Adam de 1883 et La légende d’Ulenspeigel de Charles Coster.
Le lieu et l’époque : Saragosse 1570 sous le règne de Philippe II fils de Charles Quint.
L’Espagne domine les Flandres.[1]
“La mère du prisonnier rêve et supplie et prie en un sommeil halluciné alors que son fils lui conte ses souffrances et ses tortures avant d’être conduit au bûcher.
Mais il se dessine un espoir en Dieu ? Ou bien est-ce la douceur et le délire salvateur ? Peut-être la Grâce ?
Surtout la compassion lumineuse de son geôlier qui l’appelle “frère “.
La mère voit en la réminiscence de Philippe II d’Espagne l’image de la mort. La mort que ce roi sème par son absolutisme borné suivi ou précédé de l’Inquisition et son système à broyer l’être humain.
Il y a ainsi un rappel très vague de la situation des Flandres, de l’Infant Don Carlos et du marquis de Posa dans l’œuvre éponyme de Verdi.
Le Château de Barbe Bleue de Bela Bartók reprend une partie du conte de Charles Perrault. Créé en Mai 1918 à Budapest.
Cette pièce respire dans le fossé tunnel de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy. Atmosphère sombre, humide, suspicieuse et sans autre issue que la mort malgré l’amour.
Deux protagonistes Judith Mezzo Soprano dramatique, la nouvelle épouse du Barbe Bleue .Et le Duc.
Judith quitte son père et son fiancé pour suivre celui qui l’aime et qu’elle aime.
Arrivant au sombre château elle en demande une à une les clés afin de faire pénétrer la lumière partout.
Pour notre époque cette femme occupe une situation bien au delà de la désobéissance à son époux. Judith est celle qui veut tout savoir de celui qu’elle a suivi aveuglément comme par instinct. Cette femme du vingtième siècle annonce les ruptures successives à venir ; celles qui ses sont concrétisées –plus ou moins-dans les fil des années suivant l’œuvre de Bartók.
Barbe Bleue dont le rôle est surtout fait d’une présence chantante très serrée, représente l’immobilisme des mœurs et de la pensée mâle et masculine.
La partition de Bartók fait appel à une instrumentation riche en pupitres du corps harmonique et des percussions. Comme toujours chez ce merveilleux compositeur les couleurs et leur diversité dominent facilement les cordes qui cependant demeurent très présentes et forment un univers généreux et violent alternant des moments d’un lyrisme éperdu qui prend l’auditeur dans un nuage sonore enivrant.
La réalisation faite au Capitole est en tous points d’une qualité visuelle, vocale et scénique parfaite.
Une production qui doit faire date et école.
Le metteur en scène Aurélien Bory, également scénographes, réalise avec Taÿcir Fabel, Vincent Fortemps –artiste plasticien, Pierre Desquivre scénographie, Sylvie Micucci costumes, Arnaud Verat Lumières : une véritable mise en espace hors du temps dans l’espace agrandi de la scène du capitole. Ils parviennent avec une successions de rideau transparents, translucides, semi opaques , éblouis de lumières , diaprés qui défilent et roulent devant des tableaux peint en clair obscur et camaïeux de blancs, gis, noirs d’encre et noirs lumineux à nous embarquer de la prison où se déplacent les fantômes .
Un crayon, un pinceau géants viennent revitaliser à chaque représentation les propos dessinés, imaginés et finalisés comme décor de base.
Le prisonnier et la mère, lui en blanc elle en robe noire (1880 manches bouillottes) se détachent par instants brefs.
Tania Ariane Baumgartner , voix pointée et fuguée interprète son chant de rage et de désespoir avec un sens musicale absolu. Le Prisonnier est magnifiquement représenté et chanté par Levent Balcirci , un timbre doux et doré, une technique vocale très musicale, phrasé juste, prosodie parfaite et un sens inné du texte. Son chant porte aussi bien la prière, l’extase et la résignation que le désespoir. Sa silhouette à la fois massive et longue lui permet une démarche scénique réaliste et sobre.
Applaudissons également Gilles Ragon, ténor de caractère qui campe l’un après l’autre le Geôlier et l’Inquisiteur. Sa voix naturellement timbrée en fausset supérieur et son sens de la prosodie donnent une impression étrange, insidieuse à la bonté figurée du premier personnage qui s’insinue en nous. Puis changement ; voici la voix châtrée de l’Inquisiteur avec ses incisions verbeuses désespérantes. Du grand art vocal et musical.
Le château de Barbe Bleue apparaît avec ses sept portes en gigogne encastrées rectangulaires aplatie. Le bronze romain tel que le moyen âge l’employa par exemple à Aix la Chapelle ou Worms. Un dessin géométrique épuré d’une allure magnifique. Le rouge du sang rejoignant le rouge de la mort dans des éclairage de feu et de pluie, d’orage et de lune démasquée.
Nous retrouvions Tania Ariane Baumgartner, transfigurée. Le timbre ambré, l’aigu large, puissant dominateur sur un orchestre pourtant d’une densité trapue comme le ronflement d’une lionne à la détente d’un saut de proie. Fascinante prosodie de la langue hongroise aux inflexions intenses et musicales dans laquelle enlacée tendresse, volonté, curiosité passent chez la jeune épousée qui mûrit de scène en scène pour immoler son chant de fièvre et de passion. Cette cantatrice inspirée et engagée jusqu’aux extrême limites d’un ton tragique contenu par m’expression des mots, est une découverte et une surprise de plus dans cette production.
Le Duc, Barbe bleue est un rôle plus court, Bàlint Szabo, basse noble d’origine purement hongroise, l’accomplit par une expression en évolution presque insensible et discrète de la tendresse à la désolation accédant à la violence contenue et profondément intériorisée, que peut seul éprouver celui à la recherche de l’amour idéal[2]. L’amour sacrifice d’une femme dénuée de curiosité, acceptant par avance le noir destin des femmes soumises…En réalité le même désir inconcevable aujourd’hui d’assouvissement unique du désir de chair et d’âme intimement mêlées à la mort salvatrice.
Un mot du chef d’orchestre Tito Ceccherini déjà hôte du Capitole pour Les Pigeons d’argile. Supérieurement intelligent, passant de la douceur diaphane, du frisson à l’extase avec le même aplomb er la même aisance .Lyrique et physique à la fois.
L’orchestre du Capitole en grand forme, inspiré et heureux dans cette production en tous points énergique et tragique qui montre à quel point le Capitole et toute son équipe comme leurs invités sont capable d’atteindre le niveau international sans aucune ombre.
Un jour béni pour un reporter musical. Tout y était de la surprise au bonheur d’être là.
Amalthée