Wotan Tomasz Konieczny  et Brünnhilde  Evelyn Herlitzius

 La rencontre d’exception pour le Ring à Vienne

Simon Rattle  à la tête de la Philharmonie

 En mai se rendre à Vienne pour le Ring a des allures de vacances.

Le temps un peu brouillon joue à cache cache  de soleil de jour à pluie cinglante le soir, mais l’atmosphère demeure  heureuse.

Et  je viens de vivre  des moments d’intense, irréelle et  transcendante beauté  musicale et scénique. La mise en scène de Seven-Eric Bechtolf, décors de Rolf Glittenberg et Marian  Glittenberg signant les costumes, parfaitement lisible nous plonge dans un voyage dont il semble que nous ne reviendrons jamais. Vienne couronner la vidéo complémentaire de Friedrich Zorn qui  apporte une liberté de décors et de changements de lieux absolument remarquable.

 

Aucune époque définie, un monde entre ciel et terre , du souterrain au sous marin, des berges fluviales aux célestes monts que parcourent Dieux ,et Déesses, humains établis, fugitifs de toute origine. Les mondes s’interpellent et s’imbriquent comme les actes. L’or découpé en bons lingots pèsent sur l’action comme ils pèsent aux bras d’Alberich le Nibelung, l’anneau passe d’annulaire en annulaire semant sa malédiction, la vie, la mort, les sentiments obscurs et les désirs assouvis ou furieusement détournés rodent dans le regard des personnages qu’une direction d’acteurs quasi musicale anime. La robe bleue de Brünnhilde pourrait entrer dans un salon où l’on jouerait une  barcarole de Chopin à la lueur des chandelles, mais elle enjambera le bûcher pour se fondre en un immense foulard écharpe dont le blanc immaculé dit qu’elle représente l’unique pureté originelle de l’Amour…Une image grandiose et saisissante. On ne compte pas les situations réussies dans cette mise en scène ! Qu’il puisse en exister un film serait véritablement heureux pour tous tant la symbiose de la scène et de la fosse est réussie.

Ce Ring nous a donc fait découvrir un nouveau  Wotan avec  Tomasz Konieczny  originaire de Pologne. Programmé pour le rôle d’Alberich, ladéfection de Michael Volle[1] lui permet d’entrer dans ce rôle à Vienne  qu’il chanta à Munich  avec succès. Tomasz Konieczny  (quarante trois ans) possède   l’étoffe  du  Wotan, par sa versatilité innée. Il joue, il est, il aime, il imite, il vit Wotan ! Wotan  et son double ; ce doppelganger de la poésie allemande. Coureur de jupons, instable, irascible, menteur, affabulateur, colérique et Grand phraseur moralisateur devant l’éternel. Ses scènes face à l’excellente Fricka de  Michaela Schuster sont teintées de sincérité feinte  à double sens  qui l’illustre exactement. Laissant paraître la jeunesse de l’interprète et son chant composé du sentiment de l’impatience à voir sa conjointe déguerpir et le besoin de se trouver ailleurs où il compte “rembobiner“ son affaire. La métamorphose en  Dieu doutant de son éternité face à Brunnhilde –extatique scène des Adieux-alors que les voix parviennent presque à se doubler-puis en  Wanderer (Siegfried) est parfaite. Ayant été saisi par  l’âge qui n’a pas crié gare, au cours de l’action et presque malgré lui, il atteint l’extrême limite de son superbe orgueil face à Erda en un dialogue à couper le souffle par la tension[2] communicative de tous et face au héros, (Siegfried).

Une tessiture de baryton basse d’ampleur et de longueur considérable qui exclut toute raucité dans les instants d’éclats, de colère (Walkyrie). La voix  naturelle et timbrée de manière personnelle   rappelle  Hans Hotter par sa flexibilité et le plaisir de chanter qui habite son interprétation. Il possède l’art du sprech gesang[3] raffiné à l’extrême-scène avec Mime dans Siegfried, il sait camper le Wotan de l’Or du Rhin sur un ton facétieux et buté qui met les nerfs en pelote à tous.  Il contrefait, calcule, la voix cauteleuse du grand seigneur qui se fait maman par accès subit de sottise, et nous donne l’impression saisissante qu’il ne croit pas à la fin des Dieux !Du moins à certains moments.  Doté d’un physique solide de sportif et d’une carrure de lutteur ce Wotan pour hiératique qu’il sache se montrer  convient à notre époque.

Mais si j’ai fait le voyage pour l’œuvre, je l’ai surtout accompli pour  entendre et voir   Evelyn Herlitzius que j’avais tant aimée à Bayreuth lors des représentations du Ring des années 2002/03/04. La soprano allemande poursuit sa carrière avec de francs succès et selon un talent et un  tempérament exceptionnels. Voix  d’une stabilité immuable, dotée de puissance et  d’harmoniques élancées, un art de l’interprétation qui suit la pensée et le corps musicalement unis. Une  allure rythmée naturelle.  Fierté  et  noblesse, fermeté et authenticité. Les aigus   se dégagent de l’orchestre en  ascension spontanée d’une force irrésistible tenus d’un souffle abondant, dégagé de tout effort. Le ton, la prosodie, le phrasé et la prononciation impeccable,  offrent l’expression juste et maîtrisée.

Brünnhilde, enfant, déesse femme, toute de tendresse face à Wotan, se galvanise en une guerrière impavide pétrie de la volonté du père pour conduire  Sigmund au Walhalla ! On y croit, elle obéira… Et puis  soudain, un regard, elle nous pétrifie en quelques secondes : Elle cède à l’amour, à la compassion, devient humaine. Et  en délire, le temps d’un soupir celui d’extase de Sieglinde –superbe Martina Serafin- et nous vivons une fin de Walkyrie inoubliable. Evelyn Herlitzius  dédoublée, se fait  suppliante envers ses sœurs, sauvant   celle qui porte Siegfried en son sein et l’intonation, un instant appuyé pour affronter la colère du Dieu. La voix prodigieuse, d’un métal flambant, surhumaine, d’une amplitude irréelle semble bientôt suffoquer au contact du père. Nous entons avec elle toute énergie refluer…les larmes montent…En un fulgurant instant tout se perd à jamais ; la déesse s’effondre par l’intérieur.  La femme entière est dans la musique, dans l’orchestre qui la porte sur ce bûcher du temps immémorial où gisante elle attendra le héros. Depuis son Electra d’Aix en Provence j’attendais de la revoir et de l’entendre, ma joie a dépassé mon attente.

Sa Brünnhilde,  éloquente, flamboyante, authentique, surgie de l’Urzeit[4] par son caractère enraciné à la tragédie, au devenir de la cosmogonie wagnérienne, à l’enfantement vocal qu’elle produit.  Ampleur, intuition et  fécondité  du geste théâtral.  Musicalité du chant tissée d’un métal aurifère et de chair sensuelle. Incarner, mutations d’un être astral et humain en état successifs émotionnels et amoureux et  accomplissant d’écarts de caractère extrêmes.

Autre rencontre saisissante celle  de Martina Serafin et sa Sieglinde de rêve. La voix  pulpeuse et fraîche d’une gaine parfaite atteint la quinte aigüe extrême dans l’ampleur totale, portée et couvrant l’orchestre d’une joie extasiée pour son ultime envol face à Brunnhilde et  à sa fuite alors qu’elle apprend qu’elle porte Siegfried en elle.

Autre chance dans ce jeu de chaises, le baryton basse américain Richard Paul Fink  dont c’est le rôle le plus demandé : Alberich [5] . Magistral .Inspiré .Voici un véritable   personnage principal qui mène la dans malgré… Car Le Nibelung, celui qui abjure l’Amour et  non pas  les plaisirs lubriques,  conquiert l’Or.  Cet Or qui lui est volé comme l’Anneau. Le Ring. Le personnage clé. Richard Paul Fin sait  les attitudes,  les ressorts psychologiques en  acteur né. Il  chante avec force, musicalité et rage. Conforme à cet être  primitif, qui se laisse berner-mais y aurait-il un histoire ?-et qui se bat jusqu’à la fin pour retrouver son anneau et son Or. Véritable caméléon scénique et musical voici un artiste digne de ce rôle dont il ne construit pas une caricature mais respecte les codes et les enjeux wagnériens, demeurer considérable.

Le Mime de Herwig Pecorato remarquable  comédien, ténor de caractère grinçant et irascible vocalement comme  scèniquement. Mimant à la perfection cette rage rentrée qui l’habite du début à sa mort.  Une Erda somptueuse, Janina Baechle.Un Hunding torturé et idéal sur le plan vocal M.Petrenko, également superbe et magistral en Fafner.

Et deux ténors de style différents mais tous deux superbement en voix.

Le Sigmund de Christopher Ventris dont l’interprétation déchirante est couronnée par une “levée de l’épée“(Walkyrie“1) absolument fantastique. L’élan et le souffle portent la voix au pinacle de la conjugaison timbre, largeur, phrasé et joie sublimée. Un instant suspendu.

Enfin le Siegfried de Stephen Gould, cette fois [6]absolument parfait. La voix stable et juste dans le focal de la tessiture. Les intentions et le jeu corroborés à la vocalité très exigeante du rôle. La franchise scénique du héros têtu qui joue tout sur sa force et son instinct tout en maîtrisant une technique vocale désormais irréprochable.

Simon Rattle à la tête de la philharmonie de Vienne accomplit  cette partition avec ferveur, passion, réalisme et le talent le plus original que je connaisse pour un chef. Pour moi ici à Vienne, S.Rattle a dépassé tout ce qu’il a dirigé jusqu’à présent. Une révélation ! Il est dans l’habit de Richard  Wagner. Aucun instant, aucun souffle  de la partition ne lui échappent, chaque  instrumentiste est présent à son regard, à son oreille, à  ses mains. Il chante avec les chanteurs, il boit à sa bouteille d’eau minérale en donnant le départ  et son visage reflète la vie, le sang qui coule dans ce corps qui peut-être va quitter le pupitre sou la poussée de cet  immense bonheur qui l’habite !

Il nous emporte au delà des lieux.  Le temps nous séparant de la naissance de l’œuvre  s’abolit et se reconstruit comme un faisceau lumineux venu de la stratosphère, il est celui qui porte au monde ce nouvel enfant, l’opéra de toute une vie. Et pourtant, chacun  des protagonistes semble instruit et authentique dans ce qu’il accomplit  tant la symbiose est achevée alors que tous  jouent libérés en apparence de toute  technique ou  science comme de son talent. Voici une pièce exécutée de main de maître sur le souffle et la vigueur d’une âme collective inspirée. Rattle   possède la qualité  rare de savoir avancer avec l’âge vers un idéal personnel.  Loin de “ce qui se fait“ de ce qui fut et des modèles. Aucunecharge ni  routine sa capacité à interpréter Wagner, Beethoven ou Britten égale celle de faire  naître une partition contemporaine[7] .À chaque lecture  une nouvelle attention et pourtant ce qui sonne est bien dans la ligne des grandes lectures que l’on n’oublie pas. De celles qui vous font dire : j’étais là ! Quel bonheur. Et je bénis le ciel d’avoir été à ces places au balcon desquelles je le voyais diriger. Car j’ai vraiment bu cette musique comme une eau fulgurante chargée des élixirs mystérieux d’un prodige.  

Mise en scène[8] exemplaire. Pour une fois elle  m’a profondément intéressée, datant de 2011, proche du projet de Richard Wagner lui-même. Sven-Eric Bechtolf apparaît comme un spécialiste incontournable de l’œuvre de Wagner en général et du Ring en particulier.[9]

La lisibilité de l’action l’interprétation  des décors soignée .Tout semble authentique d’une cosmogonie recelant la rencontre d’un  double univers. Les dieux et les hommes se croisent et leurs actes s’interfèrent. La geste de Wagner bien exposée en un temps inconnu qui prend à notre quotidien une part de sa densité et de son reflet. De superbes tableaux comme celui de l’apparition de l’or, et des Adieux ou celle des Walkyries avec ces chevaux sauvages à l’arrière de la scène et les Filles de Wotan prêtes à danser.

 La Philharmonie de Vienne fidèle à elle-même demeura la plus belle phalange du monde.

Amalthée

 

 

 



[1] Pour moi plus apte dans des rôles moins versatile sur le plan du caractère vocal  sur le plan de la voix et du caractère

[2] Dans l’Or du Rhin

[3] Parler chanté-technique vocal indispensable surtout dans l’opéra allemand et le lied

[4] Période très longue antérieure au temps historique (spécifique à la culture et à l’esprit  germanique)

[5] À la place de T. Konieczny qui remplace M.Volle pour Wotan

[6] Il avait eu à Bayreuth à son début maille à partir dans ce rôle.

[7] Ainsi en 2009 pour la création de Correspondances de H.Dutilleux à Salzbourg. Œuvre commandée par S.Rattle

[8] Ce qui est complètement nouveau chez moi !

[9] Munich, Milan, Paris etc.

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Hélène Cadouin
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